L'ANGE PASSE

Dans les repas de famille, qui se déroulaient pratiquement tous les dimanches, il y a une quarantaine d’années, il se trouvait que l’on soit invités, mes parents, mes frères, ma sœur et moi-même, chez mon grand-oncle, l’oncle Paul.

A ce déjeuner, étant veuf, il y avait sa belle fille, Rose, qui préparait la cuisine et Raymond son mari. Sa belle-fille qui était aussi sa nièce, car il avait épousé la femme de son frère, mort à la guerre.

Bref, à ce repas nous étions une quinzaine, si l’on y ajoute mes grands parents, mes oncles et tantes, mes cousins et cousines. Ma sœur et moi étions enfants, nous n’avions pas droit à la parole, nous étions déjà tolérés à la grande table ! Ce non droit à la parole, je l’avais transformé en droit suprême au mutisme que je revendiquais, intérieurement haut et fort, ce qui me donnait l’avantage d’être observateur et juge de toutes les conversations. Ces discussions s’égrenaient sur des sujets divers et peu variés : politique, sport, famille, pluie et beau temps … Quand toutes les combinaisons de l’ordre de ces sujets avaient été essayées, immanquablement un silence s’installait. Le silence qui surprend tout le monde, qui semble durer des heures. Affolé, je prenais part à ce silence qui empiétait sur mon territoire. Mon cœur se serrait de plus en plus au fur et à mesure que le vide s’élargissait, je voulais qu’un sujet reprenne, n’importe quoi, je sentais les neurones de tous ces cerveaux qui s’activaient pour boucher maintenant un véritable gouffre de rien.

Heureusement, cet espace était réservé au mari de la belle-fille de l’oncle Paul, Raymond, le sauveur ! Homme d’une discrète transparence qui s’était comme moi, octroyé le silence, mais étant un adulte, il pouvait à tout moment le rompre. Il n’abusait pas de ce pouvoir et consacrait invariablement toute son énergie à boucher ce trou en lâchant un retentissant OUI I I I… Incongru et sonore comme un rot. Ce n’était pas un, OUI, sec et affirmatif, qui ne supporte pas de réplique, mais un OUI I I I…traînant avec points de suspension. Une note grave et chaleureuse, jouée au piano avec la pédale appuyée, qui résonne jusqu'à son extinction, reprenant sur une douce remontée qui lui imprimait une légère interrogation. Ce OUI I I I… qu’il gardait pour cette occasion, il avait eu le temps de le moduler, de le diapasonner étant le seul mot que je lui connaisse. Ce OUI … n’était pas un : Mais encore… Un continuez ça m’intéresse… Mais la parole clairement articulée d’un ange qui passe et qui s’étonne que toutes ces personnes ici rassemblées n’aient plus quelque chose de très important à dire. Raymond était bien divin car il était portier dans un grand palace parisien, je fis donc le parallèle avec les portes du paradis, et sa note aujourd’hui, je l’entends encore, alors qu’il ne m’est rien resté des conversations. Cette note mélodieuse de séraphin , prolongeant la douce quiétude de ces fins de repas trop copieux, était savourée encore quelques secondes dans cette atmosphère moite, enfumée et décravatée.

Ayant permis aux grandes personnes une respiration pour se réoxigéner, mon grand père se risquait alors : « Maithé, (ma sœur) tu vas bien nous chanter quelque chose … Etoile des neiges ou La petite diligence… »